Littérature | Le 15 juin 2023, par Karine Josse. Temps de lecture : huit minutes.
littérature & sciences humaines
Littérature | Le 15 juin 2023, par Karine Josse. Temps de lecture : huit minutes.
Écrivain français
Né en 1837 à La Sauvagère dans l’Orne, tour à tour pâtissier, militaire et chef de gare, Jean-Pierre Brisset est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages sur la grammaire, la natation et l’histoire naturelle, salués par les pataphysiciens. Il meurt en 1919 à La Ferté-Macé, quelques années après avoir été sacré Prince des penseurs.
On a longtemps pensé l’origine de l’homme selon le récit biblique du couple originel, Eve issue de la côte d’Adam et Adam du seul caprice de dieu. En 1859, Charles Darwin publie sa fameuse théorie de l’évolution, plaçant hommes et femmes égaux dans leur parenté aux primates, à l’aboutissement d’un parcours de plusieurs millions d’années depuis l’organisme monocellulaire jusqu’à l’être doué de raison que nous sommes – théorie que les tenants du créationnisme contestent toujours.
Mais saviez-vous qu’il existait une troisième voie défendue par Jean-Pierre Brisset (1837-1919), une théorie que cet auteur a portée dès sa première publication en 1890 (Le Mystère de Dieu est accompli) : celle d’une origine batracienne de l’espèce humaine ?
Considéré comme un « fou littéraire » selon la taxonomie d’André Blavier1, répertorié dans l’anthologie de l’humour noir par Breton2 et étudié par Michel Foucault3, ce grammairien fantaisiste et auteur savoureux est né le 30 octobre 1837 à La Sauvagère dans une famille de fermiers plutôt pauvre. Il quitte l’école à12 ans et malgré une éducation primaire, il sait écrire, lire et compter, et fait rapidement preuve de curiosité pour le monde qui l’entoure et d’appétence pour la lecture. Très vite, il joue avec la langue, en s’inventant un langage codé fait d’inversion de syllabes. Un souvenir nous permet de dater son obsession pour les grenouilles et l’annonce de ce que sera La grande nouvelle4 dont il se fera à l’âge adulte le prophète : jouant à torturer cruellement une grenouille , il lui sembla voir dans ce petit corps agité par la douleur, des bras suppliants et de petites jambes semblables aux nôtres. Jean-Pierre Brisset va exercer plusieurs métiers : pâtissier, militaire, chef de gare. Déjà passionné par le monde marin, il rédige un traité d’apprentissage de la natation – pratique indispensable à tout militaire – et invente une ceinture caleçon à double réservoir compensateur pour ses élèves. Intéressé par l’enseignement, il passe un brevet de capacité, apprend l’allemand et exerce comme professeur de français en Allemagne de 1871 à 1876.
En 1879, il est nommé à l’emploi de commissaire de surveillance administrative des chemins de fer. Il se lance ensuite dans une étude approfondie de la grammaire française qui lui révèle l’improbable : le latin est un langage artificiel qui n’a jamais été à l’origine du français et mieux encore, qui n’a jamais existé !
Il va s’atteler à le démontrer dans sa Grammaire logique, dont une première version aboutie paraît en 1883. La même année, l’esprit de Dieu frappe Monsieur Brisset à l’étude du verbe miauler : c’est à la grenouille, dont les vocables sont si proches des nôtres, du moins si l’on tend bien l’oreille, qu’il faut faire remonter l’origine de l’homme. Le travail sur la grammaire l’a si profondément ému, qu’il y voit un possible accomplissement des Écritures dont il serait le prophète. Comment se traduit dans le texte ce travail d’évangélisation ? La démonstration de Brisset est essentiellement basée sur l’utilisation du calembour. Pour rappel, le calembour est un jeu de mots qui rapproche des mots aux signifiants semblables pour des sens différents ; soit a priori l’exact contraire d’une démonstration philosophique procédant par concept, par le rapprochement de signifiés. Le calembour, jeu de mots ou jeu de langage, se fait plus habituellement dans le but d’amuser. De ces rapprochements phonétiques, Brisset déduit un certain nombre de tableaux de correspondance à la base de sa grammaire logique.
Les cris de la grenouille sont l’origine du langage humain. Lorsqu’elles chantent en réunion, c’est de loin un brouhaha de foule. Leur langage actuel ne peut d’ailleurs que donner une idée imparfaite de ce qu’il était, alors que l’esprit qui anime toute l’humanité, se mouvait sur la surface des eaux et était concentré sur ces animaux qui se transformaient lentement en hommes par une chaîne d’anneaux, qui restèrent longtemps unis, avant que le Tout-Puissant anéantît les intermédiaires.
Les Origines humaines, 1913
Quant à ceux, qui douteraient de l’aspect scientifique de telles démonstrations, Brisset leur répond que le calembour, bien que méprisé par les littéraires, est au contraire le moyen privilégié et secret du créateur pour communiquer avec ses élus. Certains textes sont irrésistibles de drôlerie, mais de ce qu’André Breton qualifie d’humour de réception, soit de l’humour involontaire.
En attendant que le grand Dieu tout-puissant nous envoie un fils de Dieu, un homme hardi, pour publier nos œuvres, nous sommes notre propre éditeur.
Les Origines humaines, 1913
Pour promouvoir le Mystère de Dieu est accompli, en plus d’imprimer des fascicules à ses frais, Brisset organisera en 1891 à Paris deux conférences, à la salle des Capucines et au Café turc du boulevard du Temple. Un public peu nombreux viendra l’écouter. Mais ce sera finalement par l’intermédiaire de Jules Romains, et du groupe des « Amis de l’abbaye », que Jean-Pierre Brisset connaîtra la notoriété.
Amusé par le Mystère de Dieu découvert chez un bouquiniste des quais parisiens, Jules Romains décida d’organiser un canular en proposant Jean-Pierre Brisset au titre de Prince des penseurs, en profitant par là pour égratigner le monde littéraire qui venait de consacrer Paul Fort « Prince des poètes ». Tout ce petit monde s’accordant à voter pour lui, il fut élu malgré la concurrence… d’Henri Bergson ! Invité en grande pompe à Paris, Jean-Pierre Brisset se fera un honneur de présenter son travail et vivra une des plus belles journées de sa vie. Il sera toujours reconnaissant à Jules Romains de cette mise en avant de son grand œuvre et le récompensera en le faisant légataire des droits liés à celle-ci5.
Les barbus furent les premiers barbares. Le pelu plut tant qu’il plut, ou jeta son eau; mais quand il fut pelu, et que le pelu devint méchant, il ne plut plus.
Les Origines humaines, 1913
Les œuvres de Jean-Pierre Brisset sont disponibles en ligne sur le portail Gallica de la Bibliothèque nationale et sont publiées aux Presses du réel, avec l’accompagnement critique indispensable de Marc Décimo.
Karine Josse
Œuvres de Jean-Pierre Brisset
Grammaire logique, Paris, Leroux, 1883.
Le Mystère de Dieu est accompli, Angers, chez l’auteur, 1891.
La Science de Dieu, ou la Création de l’homme, Paris, Chamuel, 1900.
Les Origines humaines, Angers, chez l’auteur, 1913.
Éditions contemporaines ou critiques
Les Origines humaines, Paris, Baudouin, 1980.
Œuvres complètes, éd. Marc Décimo, Dijon, Presses du réel, coll. « L’Écart absolu », 2001.
Œuvres natatoires, éd. Marc Décimo, Dijon, Presses du réel, coll. « L’Écart absolu », 2002.
Études
André Blavier, Les Fous littéraires, Paris, Éditions des Cendres, 2000.
André Breton, Anthologie de l’humour noir, Paris, Éditions du Sagittaire, 1940.
Marc Décimo, Jean-Pierre Brisset, prince des penseurs, inventeur, grammairien et prophète, Paris, Ramsay, 1986 ; rééd. Dijon, Les Presses du Réel, 2001.
Michel Foucault, Sept propos sur le septième ange, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1986.
Note 1. André Blavier, Les Fous littéraires, Paris, Éditions des Cendres, 2000.
Note 2. André Breton, Anthologie de l’humour noir, Paris, Éditions du Sagittaire, 1940.
Note 3. Michel Foucault, Sept propos sur le septième ange, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1986.
Note 4. Jean-Pierre Brisset, La Grande nouvelle, Paris, Chamuel, 1900.
Note 5. Se référer au livre de Marc Décimo, Jean-Pierre Brisset, prince des penseurs, pour le récit en détail de la journée de remise de prix.
Entités nommées fréquentes : Brisset, Dieu, Jean-Pierre Brisset, Prince, Jules Romains, Origines, Paris, Mystère de Dieu, Presses, Décimo.
Politique et institutions | Le 14 novembre 2024, par Urbanitas.fr.
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