Littérature | Le 13 mars 2021, par Raphaël Deuff. Temps de lecture : neuf minutes.
littérature & sciences humaines
Littérature | Le 13 mars 2021, par Raphaël Deuff. Temps de lecture : neuf minutes.
Une brève histoire des littératures françaises dans le monde
Image à la fois d’une unité et d’une diversité, la littérature francophone, qui convoque l’ensemble des œuvres écrites de langue française, témoigne du partage qui s’opère entre langue, culture et nation, et qui ressortit de ce fait à l’histoire, ancienne et moderne, des langues du monde. À travers ces « francophonies », toujours plurielles, c’est ainsi bien la langue qui est interrogée, dans le flou de ses frontières, et son inquiétude propre face aux autres idiomes.
Aujourd’hui à l’honneur, les écrivains que la critique appelle « francophones » (Patrick Chamoiseau, Tahar Bel Jelloun, Amin Maalouf, Andreï Makine, Anna Moï…) voient leur œuvre placée, volontairement ou non, dans le cadre d’une histoire longue et complexe. L’usage à travers le monde, par des locuteurs divers, du français pour faire œuvre en littérature convoque en effet dans toute leur complexité et leur diversité les rapports qu’il est possible d’entretenir avec une même langue. Par l’histoire des peuples et des locuteurs eux-mêmes, varie d’abord l’usage d’une langue commune, à travers le temps ou l’espace. Mais surtout, c’est ce qui constitue la langue, comme langue d’une nation aussi, et immédiatement confrontée à d’autres langues, qu’interroge à l’endroit du français l’idée de « littératures francophones ».
Dans le flou de ses frontières, et dans son inquiétude face aux autres idiomes, une langue convoque des enjeux qui sont toujours internationaux : aire d’influence (on pense aussitôt à la langue anglaise, aujourd’hui perçue comme hégémonique), outil politique d’unification (qui structure particulièrement la constitution du français comme langue nationale) ou pouvoirs symboliques se conçoivent dans la relation avec les lexiques, les sons, et les grammaires d’autres peuples.
Les « francophonies » (dont le pluriel valorise cette multiplicité de formes à travers lesquelles transparaît et existe un concept) convoquent ainsi, à l’endroit du français, à la fois le statut de cette langue comme institution, et la pluralité des rapports qu’y entretiennent des locuteurs du monde entier, par les histoires des peuples qui le parlent aujourd’hui. L’histoire des littératures francophones est faite de chocs (lorsque le français fut la langue du colon), mais aussi d’attraits, de cosmopolitismes, et de dialogues entre des cultures qu’a su unir l’usage d’un même idiome.
Alors que la langue française est la première langue romane à émerger consciemment en Europe, se constituant peu à peu au fil des dérives d’un latin parlé, langue urbaine acquise « en l’entendant prononcer aux Romains soldats, marchands, artisans, esclaves », l’idée de « francophonie » littéraire ne prend sens qu’avec le développement marqué, dans l’humanisme européen, d’une littérature des langues vernaculaires d’autres peuples, en particulier de l’italien. Ce sont donc les œuvres qui font la langue, à tout le moins sur le plan littéraire : tantôt à travers de grandes traductions, qui marquent à la fois l’indépendance et l’affiliation de la langue traductrice vis-à-vis de la langue traduite (le latin, le grec...) ; tantôt dans les textes natifs qui font de la langue le sujet et, pour ainsi dire, l’étendard (ainsi de Du Bellay, qui illustre le français, face au latin, comme une langue noble, une langue de la culture).
En même temps, la concurrence culturelle des langues ouvre au cosmopolitisme, et montre combien l’échange est indissociable de la compétition. Le français, avec le xviie siècle devient une langue philosophique (comme en témoigne la correspondance de Descartes avec la reine Christine de Suède, et la princesse palatine Élisabeth de Bohême1), avant de triompher au siècle des Lumières, à travers la renommée des Encyclopédistes. Jean-Jacques Rousseau, genevois, par son grand cosmopolitisme, témoigne d’une figure éminente de « francophone » au sens moderne.
Aux xviiie et xixe siècles, de nombreux écrivains étrangers s’approprient la langue française : l’Italien Giacomo Casanova, aventurier habitué des cours et des salons d’Europe ; les Anglais Edward Gibbon, Antoine Hamilton, William Beckford ; ou le Polonais Jan Potocki (auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse), témoignent d’illustrations éminentes de la langue française chez des écrivains étrangers.
Ces écrivains, alors, ne sont pas encore « francophones » : ce n’est qu’avec l’expansion coloniale des empires européens, en particulier durant la fin du xixe siècle, que l’usage mondial de la langue prend un sens différent, et à vrai dire offensif. Le géographe Onésime Reclus invente le terme, dans le contexte des Conférence de Berlin de 1885, par lesquelles les puissances européennes se répartissent les territoires du continent africain comme autant de « zones d’influence linguistique ». Les frontières se chargent ainsi de significations à la fois nationales, linguistiques et culturelles, donnant à l’idée de francophonie un sens politique marqué. Aimé Césaire dénoncera les ambiguïtés et les paradoxes cruels de l’idée francophone, « pseudo-humaniste », utilisée par la propagande coloniale.
La francophonie s’associe alors particulièrement à un fait : la relation à d’autres langues. Les écrivains francophones d’Afrique, des Antilles, ou Malgaches sont très souvent bilingues, manient plusieurs langues, et leur écriture doit être saisie dans cette confrontation propre à toute situation de plurilinguisme. Si, comme l’affirme la linguiste Michèle Kail, le bilinguisme est la norme et non l’exception2, la littérature francophone offre alors un cadre privilégié pour penser ce jeu de langues chez un même locuteur.
Le premier aspect du bilinguisme est sans doute la hiérarchie qu’il connaît entre les deux langues pratiquées. Dans les pays où le français s’est imposé par la colonisation, la langue européenne occupe une position institutionnelle et culturelle particulièrement asymétrique. L’unification autour d’une culture commune se construit en premier lieu par la langue, et celle-ci véhicule tout particulièrement les œuvres écrites qui constituent son patrimoine, son thesaurus. C’est pourquoi un enjeu particulièrement vif des écrivains d’Afrique ou des territoires d’Outre-Mer aura été de faire œuvre dans leur propre langue, créole ou africaine. Pourtant, si l’objet de la littérature est de porter un texte à la lecture d’un public, le nombre de locuteur lettrés des langues pratiquées par les « bilingues francophones » constitue une limite marquée ; cette question de l’audience a pu pousser des écrivains de langue créole comme Bernabé, Chamoiseau ou Confiant, à se traduire ou se faire traduire. C’est aussi l’origine du parti pris d’Aimé Césaire d’écrire uniquement en français. Toutefois, faire vivre un « esprit » de la seconde langue, le créole, langue « de l’immédiateté, langue du folklore, des sentiments, de l’intensité », selon les mots de Césaire, peut aussi se résoudre par une « porosité » de la langue dominante, maîtrisée, vis-à-vis de la langue maternelle : la langue créole « nourrissant » le français de sa « parlure », de ses accents, ou de son lexique.
D’une façon plus générale, les langues dites « mineures » (une expression qui témoigne de leur histoire dans les marges, mais pourtant très riche) pourraient être rapprochées de la « main gauche » étudiée par le sociologue Robert Hertz : la main profane, et qui est en même temps le double nécessaire de la « noblesse » de la main droite. Pour Henri Focillon, de même, la main gauche représente la maladresse et la nervosité, la main de l’influx, et constitue en ce sens la véritable nourriture humaniste de l’art.
De même, vis-à-vis de l’opposition entre un centre politique (comme l’a représenté la ville de Paris pour la constitution du parler et de la graphie française) et l’usage d’une langue dans ses périphéries, Jean Starobinski évoquait l’idée d’un « décalage fertile », une sorte « d’échappée », qui fait de ce décentrage une ouverture fécondante aux possibles.
Raphaël Deuff
Note 1. René Descartes, Correspondance avec Élisabeth de Bohême et Christine de Suède, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 2018.
Note 2. Michèle Kail, L’acquisition de plusieurs langues, Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je », 2015.
Entités nommées fréquentes : Paris.
Politique et institutions | Le 14 novembre 2024, par Urbanitas.fr.
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